Partout dans le royaume de Francia occidentalis, Hugues Capet s'apprête à détrôner la dynastie déclinante des Carolingiens, commencent à s'élever, sur des mottes de terre surélevées à dessein, de hautes tours en bois, ancêtres des "forts châteaux". Avant de parler plus en détail, dans de prochains numéros, de ces châteaux et des gens qui les habitent, peut-être est-il bon de rappeler dans quelles circonstances ils ont été construits. En effet, même si l'approche de l'An Mil ne provoque sans doute pas la frayeur souvent décrite, nous sommes à l'une des époques les plus troublées (mais surtout la plus mal connue) de notre histoire. Depuis plus d'un siècle déjà, l'Empire de Charlemagne n'existe plus. Plusieurs royaumes l'ont remplacé, dont les principaux sont la Francie et la Germanie. Or, en ces IXème et Xème siècles, ces royaumes sont la proie de peuples pillards. Au siècle précédent et au début de ce siècle, les Normands, les hommes du nord, ont régulièrement remonté la Seine et la Loire, pillé de nombreuses villes, dont Paris et Nantes. A partir de l'île batailleuse, face au Mont-Glonne, qui ne s'appelle pas encore St-Florent-Ie­Vieil, ils ont lancé de nombreuses expéditions vers les terres alentour. Dans le midi, les Sarrasins, depuis longtemps maîtres de l'Afrique et de l'Espagne, conquérants récents de la Sicile, exercent leurs activités de pirates sur les côtes de la Provence. Enfin, depuis quelques années, les Hongrois, descendants des Huns, ravagent à leur tour les campagnes de l'est de la France. Contre ces attaques, le pouvoir royal, en Francie, ne tente pas grand chose. Les rois carolingiens préfèrent guerroyer en Lorraine ou en Italie, jadis tentés par le rêve chimérique de la restauration de l'empire de Charlemagne, aujourd'hui réduits à défendre leur royaume contre le roi de Germanie. En 888 déjà, pendant que le comte de Paris, Eudes, s'acharnait à défendre sa ville contre les Normands, le roi Charles le Gros s'était contenté d'acheter leur départ : pas fous, les Normands sont revenus. Bientôt, devant l'impuissance des rois, les grands aristocrates se taillent des principautés qu'ils défendent contre les incursions. Parmi eux, dans les premières décennies du Xème siècle, Hugues le Grand entre Loire et Seine, les comtes Guillaume en Poitou, et jusqu'à Rollon, le chef viking, qu'à défaut de le vaincre le roi Charles le Simple a installé à l'embouchure de la Seine pour en assurer la défense. Mais le morcellement du royaume ne s'arrête pas là. Les grands se sont entourés depuis longtemps d'une clientèle de soldats, à qui ils fournissent, en échange du service militaire et de leur fidélité, nourriture, biens et protection. Ces vassaux, en échange de leurs services, reçoivent en fief des terres d'où ils tirent leurs subsistances. Ce sont eux les constructeurs des châteaux forts, qu'ils bâtissent sur les terres qu'ils ont reçues, à la demande de leur suzerain ou sur leur propre initiative, lorsqu'ils deviennent à leur tour quasiment indépendants. Car, vers l'An Mil, l'anarchie est telle que les princes eux-mêmes n'ont plus toujours l'autorité nécessaire pour faire respecter l'ordre dans les campagnes. Alors, la défense que les paysans ne trouvent plus au plus haut niveau, c'est au niveau local qu'ils vont la chercher, auprès des petits seigneurs. A leur tour, ceux-ci accordent leur protection aux paysans d'un ou plusieurs villages, en échange de taxes et de corvées qui les font vivre, leur permettent d'acheter leurs armes ... et d'agrandir leurs châteaux. Ils deviennent rapidement les seuls maîtres, exercent la justice, perçoivent les impôts, font la guerre aux envahisseurs et aux brigands, toutes tâches que le roi impuissant ne peut plus accomplir que sur un petit domaine, loin d'ici, entre Paris et Orléans. Paradoxalement, ces petits seigneurs, batailleurs le plus souvent, pillards aussi, bandits de grand chemin parfois, qui vivent en grande partie par et pour la guerre, deviennent pour un temps les derniers représentants de la puissance publique, tandis que leur château devient le seul refuge du petit peuple.